Exilés en Ile-de-France: «On refuse de nous loger alors que des places sont vides» – Libération

2022-07-15 18:21:21 By : Mr. Ray Wu

Les associations d’aide aux exilés ont lancé un appel à manifester samedi, pour dénoncer «la politique d’accueil différentialiste» entre les réfugiés ukrainiens et les autres. (Francois Mori/AP)

«On a fraudé le métro. On est passé par-dessus les barrières, confesse Doumdia. Mais bon, c’est pour manifester, on était obligé !» Depuis un mois, l’adolescent de 16 ans vit à Paris, place de la Bastille. Un quartier de choix si seulement il avait un toit. «Dormir dehors c’est pas facile, avec la pluie, la chaleur. On aimerait bien être scolarisés, mais on nous répond que c’est pas possible», regrette celui qui a emmené dans son sac à dos le dico Toute la grammaire de Bernard Pivot. «On veut suivre une formation et surtout faire des études. On n’est pas des délinquants !» Originaire de Côte-d’Ivoire, le jeune garçon compte parmi la centaine de mineurs isolés qui campent en plein Paris, épaulés par Utopia56.

Avec plusieurs associations dont Droit au logement et Médecins du monde, l’association d’aide aux exilés avait lancé un appel à manifester samedi, pour dénoncer «la politique d’accueil différentialiste» entre les réfugiés ukrainiens et les autres. Une centaine de personnes se sont rassemblées porte de Versailles, dans le XVe arrondissement de Paris, devant le centre d’accueil réservé aux réfugiés ukrainiens ayant fui la guerre. Présent dans le cortège, Paul Alauzy, de Médecins du monde, a visité le lieu il y a quelques semaines : «Le dispositif est parfait. Je n’ai jamais vu ça. On va chercher les exilés ukrainiens à la gare, puis on les emmène porte de Versailles. Là, en moins d’une heure, l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) leur trouve un hébergement. L’Armée du salut et la Croix-Rouge se chargent de leur restauration et de leur bilan médical. S’ils veulent rester en France, ils peuvent avoir directement accès à Pôle Emploi. Il y a aussi une crèche, des toilettes… Bien sûr, on applaudit nos confrères des deux mains ! Mais ce qu’on demande, c’est que toutes les nationalités bénéficient de la même qualité d’accueil !»

Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février, 100 000 places d’accueil avaient été mobilisées à Paris en l’espace de quelques jours. Un peu plus de quatre mois plus tard, plus de la moitié des 550 lits de camp mis à disposition des Ukrainiens porte de Versailles sont inoccupés. Le gouvernement a par ailleurs demandé la fermeture des gymnases qui leur étaient destinés, près de Bercy et de la gare de l’Est, alors que pour les associations ces places pourraient servir aux nombreux migrants sans-abri de la région. «L’Etat refuse de nous loger alors que des places sont vides», dénonce Doumdia. Entre ses mains, une pancarte plaide «Humain avant nationalité» en lettres capitales.

«C’est énervant que ça ne soit pas pérennisé alors que des populations dorment dans la rue, abonde Oriane, qui porte un débardeur épinglé du badge noir de Paris d’exil, une association militant en faveur d’un accueil inconditionnel des migrants. «On nous répond que ce ne sont pas les mêmes dispositifs, pas les mêmes publics, mais on voit bien que quand on veut, on peut», estime l’étudiante en géographie des migrations. Avec les manifestants, elle a déambulé jusqu’à la préfecture de région, chargée d’orchestrer les opérations dites de mises à l’abri, à grand renfort d’applaudissements et de slogans scandés haut : «Solidarité avec les exilés», ou encore «Macron loge-nous».

«Le gouvernement se cache derrière le mythe de l’appel d’air, mais il n’y a pas d’appel d’air : les gens sont là, de toute façon. Alors soit on les aide, soit ils se clochardisent, perdent confiance en l’institution, tombent dans la délinquance, ou vont jusqu’à se suicider», argue Léa Filoche, adjointe à la mairie de Paris en charge des Solidarités, de la Lutte contre les inégalités et contre l’exclusion, qui dénonce une «maltraitance institutionnelle» et un manque de «volonté politique».

Contacté par Libération, le directeur général de l’Ofii, Didier Leschi, rappelle que «les Ukrainiens ne sont pas des demandeurs d’asile», puisqu’ils bénéficient du statut de protection temporaire. Ce statut leur donne presque instantanément le droit de travailler, là où la centaine de milliers de demandes d’asile enregistrées en France mettent au moins un an à aboutir. Toutefois, ce statut spécifique n’aboutit pas à celui de réfugié, qui permet d’obtenir un titre de séjour de dix ans. «Le jour où la guerre s’arrête, les Ukrainiens rendront leur carte et rentreront chez eux», insiste le responsable.

Les associations présentes dans le cortège dénoncent un «éclatement des campements» – désormais pour la plupart installés dans l’est parisien, avec peu de personnes à chaque fois – qui invisibilise les exilés. «C’est vraiment : “Cachez ces exilés que je ne saurais voir”», assène Paul Alauzy, amer, avant de rappeler qu’une soixantaine de réfugiés afghans attendent depuis des mois d’être pris en charge au parc de la Bergère, à Bobigny, régulièrement soumis aux évacuations policières. La dernière évacuation en date, fin juin, a concerné 360 migrants près de la porte de Pantin, en bordure de périphérique. «Le fait que les étrangers en France soient gérés par le ministère de l’Intérieur, c’est un symbole, juge Oriane. Si ça passait sous le ministère des Solidarités et de la Santé, on donnerait peut-être la priorité au social et à l’hébergement plutôt qu’au sécuritaire.»

Un peu plus loin, bien qu’épuisée, Mawa crie plus fort que les autres et marche le bras levé. On ne remarque pas tout de suite l’arrondi que dessine son ventre sous sa longue robe à fleurs. Arrivée en France en juin, elle est enceinte de quatre mois. «Je suis partie de Côte-d’Ivoire à 22 ans, parce qu’il y avait trop de problèmes, trop de maltraitance.» L’histoire qu’elle raconte contraste avec l’ambiance festive du cortège : «J’ai été mariée de force à un homme âgé.» Elle hésite, puis : «Il m’a violée plusieurs fois.» Mawa avait 15 ans. «Alors je me suis enfuie avec l’homme que j’aime», continue la jeune fille dont les yeux s’embuent. Aboubakar est resté coincé en Iran, mais il va la rejoindre, elle en est certaine. «Je porte son enfant», glisse-t-elle, avant de rejoindre les manifestants pour entonner «Je suis africain à Paris» sur l’air de la chanson d’Englishman in New York.